« Un avion conçu par des bouffons supervisés par des singes ».

Où il est question de la gouvernance des grandes entreprises.

« Un avion conçu par des bouffons supervisés par des singes », c’est en ses termes que des collaborateurs de Boeing ont qualifié leur entreprise et les gens qui l’animent.
Cet échange a été publié suite aux deux accidents qui ont impliqué le tout nouveau Boeing 737 MAX et qui ont provoqué la mort de 346 personnes.

Je ne vais pas revenir sur les détails techniques de l’affaire, ni sur les raisons commerciales qui ont amené Boeing à négliger la sécurité.

Je me borne à affirmer que le risque était connu et que ses conséquences ont été occultées.

  • Des risques parfaitement anticipables.
    La conception du B737 date de 1964 pour un avion mis en service en 1967. En réalité la conception est beaucoup plus ancienne car le B737 est un dérivé du B707, modèle développé au début des années 50 !

    Les avionneurs savent que la baisse de consommation des moteurs passe par une augmentation du diamètre du réacteur. Et le Boeing 737 est un avion court sur patte qui laisse peu de place entre l’aile et le sol.

    En 1974 cet avion subit sa première refonte majeure avec d’introduction de nouveaux réacteurs qui ont obligé le constructeur à une adaptation pour qu’ils « passent » sous les ailes. Par conséquent, Boeing savait depuis très longtemps que son best-seller nécessitait une refonte complète à court terme pour supporter les évolutions prévisibles des moteurs.
  • Des risques connus.
    L’instabilité intrinsèque du B737 MAX, la dernière itération de cet avion, était connue puisque l’avionneur a ajouté le système « MCAS » une béquille censée stabiliser l’avion dans des situations particulières du domaine de vol.

Pour ne pas se faire distancer par le nouvel et performant Airbus A320 NEO, Boeing a pris tous les risques pour proposer rapidement une alternative. Dans cette bataille et pour conserver des parts de marché, la direction de Boeing a franchi la ligne rouge en négligeant les contraintes physiques, au péril de la vie des passagers et au risque d’un énorme dégât de réputation.

Un avion qui promet 15% d’économie de fonctionnement et un prix d’achat très compétitif grâce à un développement amorti depuis des décennies constitue une offre alléchante qui ne peut que séduire les compagnies. Ainsi le B737 MAX a engrangé un record de commandes dès son lancement.

Qui aurait eu le courage de dire stop aux clients, d’admettre que l’avion deviendrait intrinsèquement instable et de défendre le lancement d’un programme de remplacement suffisamment tôt ? Un programme coûteux qui déplairait aux comptables et aux actionnaires alors qu’il était si facile de profiter de la vache à lait.

In fine, l’avion tombe, deux fois. Les dommages sont colossaux, les montants articulés auraient pu couvrir une grande partie du prix du développement d’un nouvel avion, sous réserve que Boeing eut pris une décision assez tôt.

Une routine récurrente.

Je trouve la similitude avec de récentes catastrophes industrielles frappante. Je pense par exemple à l’affaire du dieselgate de Volkswagen ou l’affaire des subprimes et la triple faillite de l’UBS (3 fois recapitalisée).

Dans chaque cas, on trouve un management tout-puissant, déconnecté des réalités et prêt à prendre tous les risques sans qu’un système de gouvernance oppose un contre-pouvoir efficace.
Réputés too big to fail, plus rien ne peut arriver à ces mastodontes. Cela renforce le sentiment d’invulnérabilité et constitue un authentique certificat d’impunité pour ses dirigeants.

Les trois phases de l’entreprise à succès.

J’identifie schématiquement trois phases dans la vie d’une entreprise à succès.

La première vie est celle des pionniers. C’est la phase de la start-up.
Une idée, souvent incarnée par un dirigeant inspirant et engagé qui mène son projet à l’industrialisation.
Le dirigeant s’implique pleinement dans son projet et le porte à bout de bras.

La seconde vie est celle des bâtisseurs. Le dirigeant qui prend place est expérimenté, il cumule plusieurs expertises et est capable de générer la croissance. Il est impliqué et connait les gens et les produits.

La troisième est celle des prédateurs. L’entreprise est installée, elle génère des profits importants, bénéficie d’une position dominante et manipule d’énormes quantités.

Des revenus mirobolants et un pouvoir exorbitant attire des personnalités très ambitieuses et prêtes à tout pour atteindre le sommet. Souvent orgueilleux, les prétendants font passer leur ambition avant l’intérêt commun.
Des règles d’éthique et de gouvernance lacunaires laissent le champ libre à un manque d’exemplarité des dirigeants. Cela peut impacter la culture d’entreprise et favoriser une généralisation de l’arrogance et la cupidité de l’encadrement.
Ce n’est plus une affaire de compétences pures mais un jeu subtil mêlant opportunité et politique.

Dans l’entreprise des prédateurs, le seul paramètre qui mesure le succès est le profit, souvent à court terme. Ce point de mesure a le mérite d’être simple, il endort et séduit celui qui en bénéficie.
L’éthique des affaires, le risque, l’impact global ou la pérennité font marginalement partie de l’équation.

Dans cette dérive, la complexité technique est une abstraction, les lois de la physique n’existent quasiment pas et les ingénieurs sont des consommables.
Les maitres du jeu sont les financiers et les acheteurs. Le levier de la réussite est d’acheter au meilleur prix une marchandise ou une prestation que l’on croit standardisée.

Dans ce monde de comptables, le savoir-faire et l’expérience n’ont pas de valeur puisqu’on vit dans l’illusion de la traçabilité parfaite, de la reproductibilité assurée et de la négation de la complexité.

Mais que faire ?

Il n’y a malheureusement pas de solutions simples dans un environnement complexe. Construire une voiture ou un avion est d’une complexité industrielle extrême, engage des montants colossaux et demande une vision et du courage.

En matière d’organisation, je remarque :

  • L’homme providentiel est un leurre, le surhomme une fable. Le succès est une affaire collective.
  • L’environnement et les problèmes sont complexes donc difficiles à maitriser.
  • L’expérience est précieuse et longue à constituer. L’expérience n’est pas interchangeable.
  • Le succès n’a de sens que s’il est pérenne.

Dans des marchés matures, piloter une organisation qui évolue dans un environnement très compétitif et contraignant n’est pas une mince affaire. Dès lors, comment choisir une équipe dirigeante dans ces conditions ?

En matière de gouvernance, les principes les plus simples prévalent :

  • Constituer les règles de gouvernance et d’éthique qui président au fonctionnement de l’entreprise.
  • Fixer les objets de gouvernance et les processus de décision.
  • Constituer des contre-pouvoirs robustes (service qualité, contrôle indépendants, canaux d’alarme, etc).
  • Tisser un lien direct entre les directions opérationnelles et le conseil d’administration.

Les points qui constituent la gouvernance et l’éthique de l’entreprise comprennent par exemple les aspects financiers mais également les risques admissibles, les objectifs à long terme, le comportement des affaires et tout ce qui est jugé nécessaire.
Ces points sont mesurables et mesurés par les personnes compétentes dans chacun des secteurs impliqués.

Sur la base des évaluations, le processus de décision offre un outil qui systématise les prises de décision en prenant en compte les avis des professionnels établis de façon indépendante.

Finalement, les personnes qui composent une direction devaient :

  • Avoir des qualités et une personnalité en phase avec la gouvernance d’entreprise.
  • Être évaluées sur l’ensemble des critères qui forment la gouvernance d’entreprise.
  • Ne jamais disposer d’un pouvoir discrétionnaire.

Tout risque ne peut bien entendu pas être écarté. Toutefois, l’objectif est de contenir pouvoirs dictatoriaux qui étouffent les doutes et les oppositions ainsi qu’éviter les comportements d’aveuglement collectif.
L’exercice reste un arbitrage délicat entre les forces conservatrices et les forces progressistes de l’entreprise.
Il appartient aux dirigeants de trouver les pistes au plus proche de l’intérêt de l’entreprise à long terme et de leur propre conscience. Vaste tâche !

© Pascal Rulfi, janvier 2020.

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