Taylorisme, le bout du chemin ?

Cette période de pandémie peut être appréhendée comme une sorte de test de résistance pour notre société. Dans des activités proches, certains sont à l’arrêt alors que d’autres se retrouvent en surcharge. Toutes les tâches ne sont bien entendu pas échangeables du jour au lendemain, notamment pour des raisons de compétences métiers, toutefois c’est l’occasion d’évaluer la capacité d’adaptation de nos organisations face aux perturbations de notre environnement.

Une taylorisation omniprésente

La taylorisation est une méthode de rationalisation du travail qui consiste notamment à subdiviser le travail en petites tâches reproductibles propre à augmenter le rendement d’une production industrialisée. Cette organisation a été caricaturée dans le film « les temps modernes » de Charlie Chaplin qui dénonce au passage le caractère abrutissant du travail sur une chaine de production.

Cette organisation démontre toute son efficacité économique dans une production standardisée. L’industrie qui produit des biens de consommation en masse a introduit avec succès la division du travail dès le tout début du XXème siècle.

Insidieusement, la division du travail a percolé dans toutes les organisations de telle manière que nous la considérons généralement comme juste et naturelle.

Par exemple, il nous semble logique de diviser les organisations administratives en entités spécialisées étanches entres elles. Ainsi nous acceptons qu’une carte d’identité et d’un permis de conduire soient délivrés dans des lieux différents par des personnes différentes.

Plus curieux est le cas de l’école qui a divisé l’organisation du savoir en plusieurs matières, elles-mêmes subdivisées en chapitres. Il y a dans cette approche de l’enseignement une taylorisation manifeste qui considère l’élève comme un produit standardisé auquel on ajouterait du savoir par empilement de couches successives dans un processus industrialisé. Si cette méthode avait une chance de fonctionner, tout le monde parlerait allemand à l’issue de sa scolarité…

L’échange, facteur de progrès

L’histoire nous montre que les facilités d’échange ont été à l’origine de transformations importantes.

L’imprimerie, attribuée à Gutenberg au XVème siècle, a permis la diffusion du savoir avec pour conséquences de profonds bouleversements, tant religieux que scientifiques.

La mécanisation des transports à la fin du XIXème siècle a grandement accéléré les échanges physiques et épistolaires. Ainsi les grandes découvertes de la physique explosent au début du XXème siècle car la possibilité d’entretenir des échanges soutenus entre scientifiques a accéléré leurs travaux.

Congrès de Solvay 1927

À la fin du XXème siècle, le réseau internet révolutionne notre environnement et démultiplie les échanges avec une portée extraordinaire dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences.

Nous observons ici que la densité des échanges favorise une forme d’intelligence collective. Cela impacte positivement notre faculté d’inventer et notre capacité d’adaptation.

À l’inverse, une structure organisationnelle mécaniste empêche une circulation rapide de l’information. Ainsi, les lignes de commandement figées et l’optimisation des chaines de production sont économiquement efficaces pour des productions standardisées mais ne créent pas d’intelligence collective. Pire, les tâches sont abêtissantes par le caractère répétitif du geste ainsi que par le manque de sens donné à l’action.

Augmentation de l’imprévisibilité

Nous avons tous constaté que notre monde globalisé et interconnecté accélérait. Les changements interviennent de plus en plus vite et constituent autant de chocs aléatoires et imprévisibles auxquels nous devons opposer une réponse rapide et pertinente.

Économie, finance, pandémie, technologie, écologie, internationalisation, sont autant de sujets qui nous éprouvent et dont notre environnement semble en peine d’y apporter des réponses efficaces.

Nous ne pouvons plus considérer que nous évoluons dans un monde stable émaillé de quelques crises passagères. En effet, nous sommes désormais face à une succession de situations changeantes qui demandent une adaptation permanente.
Par conséquent il devient impératif d’adapter nos modèles d’organisation à cette nouvelle réalité.

Intégrer l’instabilité

Notre environnement impose les contraintes ce qui nous permet de fixer des priorités. Je les détermine comme suit :

  • Sens : ce que nous faisons doit avoir du sens. Le sens garde en éveil et favorise la création de valeur.
  • Réactivité : permet d’adapter notre organisation aux changements.
  • Flexibilité : permet d’adapter les moyens et les ressources aux changements.
  • Efficience : introduit le paramètre de coût dans l’action.

Ce changement d’environnement consiste à passer d’un monde stable à un monde instable. Ce sujet est abondamment commenté dans la sociologie des organisations et en particulier par l’école de la contingence qui fournit les modèles d’organisation en fonction de l’environnement et de ses contraintes.

Illustrons ce changement par quelques exemples :

Objectif réactivité.
Échanger avec les bonnes personnes et décider rapidement est l’enjeu.

Dans l’organisation mécaniste, une communication suit la voie hiérarchique jusqu’au sommet et redescend jusqu’à la bonne personne dans une autre branche. Au passage, à chaque niveau, on implique de nouvelles personnes ce qui va engager des dizaines d’intervenants qui risquent d’interférer dans le processus sans apporter de valeur ajoutée et en lui faisant perdre beaucoup d’énergie.
Des échanges directs entre les personnes concernées accélèrera le processus. En définitive le responsable fournit un objectif clair et en attend un délivrable dans un délai et un effort convenu. Cette mission unique est un projet que l’on abordera avec les fondamentaux de la gestion de projet, ceci exécuté de façon efficiente.

Objectif flexibilité.
Une personne est capable d’assurer des missions diverses sur la base de ses compétences fondamentales.

L’ingénieur est certes spécialisé dans un domaine de la technique mais c’est surtout une personne dont l’approche scientifique et analytique permet d’assurer nombre de missions qui demandent de résoudre des problèmes.
Employer un ingénieur à la même fonction pendant vingt ans est un gaspillage de ressources. Ses capacités ne seront ni exercées, ni enrichies et cela le disqualifiera à terme. Cette remarque n’est bien entendu pas réservée aux seuls ingénieurs.
Il semble plus important d’identifier les compétences et non le métier. Ensuite on doit veiller à créer de la mixité et du mouvement dans l’emploi des ressources humaines car cela favorise l’échange, l’éveil et les compétences. Le tout met du sens au travail et facilite l’adaptation des structures à leur environnement.

Objectif efficience.
Assurer une production de qualité en optimisant les ressources est une forme d’écologie du travail.

Un document administratif délivré par des guichets segmentés par service a peu de sens. La prestation ne consiste pas à délivrer un document au terme d’une chaine de production individuelle, mais à délivrer un document, quel qu’il soit, avec efficience et avec une expérience client de qualité.
L’efficience commande de diminuer le nombre de guichets par un regroupement des services et de favoriser les canaux numériques. Une réorganisation est l’occasion de porter une attention particulière à la façon dont le service est délivré avec pour objectif de rendre l’expérience agréable au client.
Produire une prestation de façon optimale demande de s’interroger sur la totalité des processus de production et à les réaménager au besoin.

La liste n’est bien entendu pas exhaustive et les exemples peuvent être multipliés à l’infini.

Objectif sens.
Finalement les objectifs de réactivité, de flexibilité et d’efficience concourent à donner du sens à l’action du collaborateur par l’implication, la responsabilité et la visibilité qu’il a dans les processus.

Aborder la mutation

Une des façons d’aborder un tel changement est de se concentrer sur la qualité de service et l’expérientiel client en toutes circonstances. La question déterminante se pose en ces mots : ne demande pas ce que l’organisation peut faire pour toi, demande ce que l’organisation va faire pour ton client !
Par conséquent, on veille à fixer des objectifs qui aient du sens et qui soient économes en ressources.

Ces optimisations de processus ne relèvent pas d’une étude unique et limitée dans le temps mais d’un processus incrémental et évolutif, donc continu.
Cette mission ne doit pas être confiée à un consultant externe dont on attend un cahier unique de propositions. Il faut mettre en œuvre une collaboration entre différentes forces, internes et externes de manière à ce que les personnes directement concernées s’approprient les résultats de cette recherche d’optimisation.
Ce n’est pas aux responsables de département/de service de réinterroger les processus car ils reproduiront le schéma dans lequel ils ont l’habitude d’évoluer.

Cela modifie profondément la façon de s’adapter aux conditions changeantes, nous ne sommes plus dans un schéma top-down mais dans des environnements de cocréations.
Une telle révolution organisationnelle requiert des collaborateurs impliqués et intéressés à trouver des solutions. Le management doit être prêt à tester, prêt à se tromper et prêt à remettre en cause.
En résumé le plus gros enjeu concerne la gestion des ressources humaines.

Cela tombe bien car la population n’a jamais été aussi bien éduquée et bien formée. Elle est de plus en plus agile, comprend son environnement, trouve spontanément des solutions et attend du sens à son action. Le tout correspond en partie aux caractéristiques attribuées à la génération des milléniaux.
Je suis certain que cette population, qui forme les ressources humaines, est prête à relever les défis de notre temps.

Cette évolution ne doit pas être considérée comme un risque. C’est une opportunité enthousiasmante. Elle a le potentiel de redéfinir nos environnements de travail en leur donnant du sens tout en améliorant la qualité et l’efficience des prestations délivrées.


© Pascal Rulfi, avril 2020.

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