Souffre-t-on d’un manque de spécialistes ?

L’actualité du jour nous offre deux sujets liés aux technologies de l’information, le premier relate un vol de données qui concerne les clients de la compagnie aérienne Swiss ainsi qu’une attaque de type ransomware dans un hôpital.
Le second sujet rapporte le sévère déclassement des banques Suisse en matière de maturité de l’offre numérique. Selon Deloitte, elles auraient chuté de la 2ème à la 22ème position en trois ans.

Je ne doute pas des explications et des excuses qui sont fournies par les différents acteurs. Toutefois, il y en a une qui m’exaspère tant elle est récurrente : selon le recteur de l’université de Genève « nous manquons d’environ 40’000 spécialistes en cybersécurité ».

Tout d’abord je me demande ce qui peut conduire cet économiste à articuler de tels chiffres. Ensuite, le « manque d’informaticiens spécialistes » est une ritournelle que j’entends depuis plus de 30 ans.
Je ne crois pas une seconde à cette affirmation.

Ce que l’homme de la rue appelle « l’informatique » couvre en réalité nombre de domaines différents, spécialisés et complexes. En Suisse, les filières de formation en science du numérique sont plutôt complètes : de l’apprentissage jusqu’aux Écoles Polytechniques qui, rappelons-le, font partie des meilleures au monde. Toutes ces écoles forment pléthore de diplômés, par conséquent le réservoir de futurs spécialistes existe.

Quelles sont les enjeux des métiers de l’informatique ?

De mon expérience, j’ai tiré les règles suivantes : piloter une entreprise active dans les sciences de l’information nécessite une correction tous les 6 mois. De plus l’environnement impose une révolution tous les 7 ans. Cela signifie que ce que vous avez appris ainsi que vos convictions les plus ancrées sont remises en cause plusieurs fois dans une carrière. Je ne connais aucune autre activité qui présente autant d’instabilité. Pire, les changements ne sont pas de simples évolutions mais de révolutions successives qui peuvent vous faire trébucher à tout moment.

La première leçon est que la chose apprise a une pérennité très faible.

Ensuite, des sciences de l’ingénieur, celles relatives aux technologies de l’information sont réputées pour être les plus complexes. La complexité engendrée par la construction d’un ouvrage d’art est proportionnelle à sa taille. Pour l’élaboration d’un logiciel, elle est exponentielle.

La carrière d’un ingénieur dans les technologies de l’information n’est pas un long fleuve tranquille. C’est un casino où l’on joue son avenir à chaque révolution. On peut potentiellement tout perdre tant les paris sont peu sûrs et la vitesse du changement est élevée.

De plus, de par le caractère dématérialisé de l’informatique, l’informaticien est en concurrence directe et frontale avec des confrères basés dans des pays à bas coûts à l’autre bout du monde. C’est ainsi que nos belles entreprises délèguent tout ou partie de leur travaux numériques en Inde et ailleurs.

La seconde leçon est que l’activité est anxiogène, difficile et sans garantie d’avenir.
Dès lors, on peut comprendre que la carrière soit modérément attractive.

Le comportement des dirigeants

Les ingénieurs et les techniciens ne sont pas des ressources consommables et échangeables. Ce sont au contraire des ressources précieuses qu’il faut soigner et cultiver dans la durée avec une vision et une stratégie claire.

Prenons l’exemple du data analyst, profil qui semble en vogue ces derniers mois. C’est un scientifique qui doit posséder un solide bagage en mathématique et en statistique, de grandes compétences en informatique et d’excellentes connaissances du métier pour lequel il va manipuler les données. Ces qualités sont indispensables pour extraire de l’information pertinente, elles exigent un niveau général élevé qui s’acquiert dans la durée et au prix de gros efforts.
Le contenu des offres d’emploi renseigne souvent sur le niveau d’ignorance des recruteurs. J’ai récemment lu une annonce pour un data analyst qui était également en charge du support PC. C’est l’équivalent d’un architecte dont le cahier des charges imposerait également la pose de carrelage.

Le même constat peut être fait avec les spécialistes de la sécurité. Ce domaine demande des compétences techniques extrêmes et continuellement mises à jour. De plus l’évolution sournoise du domaine représente une charge très exigeante et réservée aux meilleurs. Pourtant, je lis dans mon journal qu’il faudrait trouver 40’000 de ces spécialistes dont on dirait presque qu’il suffirait d’y penser pour en disposer.

Non, il ne manque pas 40’000 spécialistes d’un domaine ou d’un autre, il manque des dirigeants visionnaires capables de définir leur ambition numérique avec clarté, suffisamment stratèges pour prévoir leurs besoins et bons tacticiens pour accompagner les collaborateurs afin de façonner les compétences nécessaires à réaliser leurs projets.

En matière de décideurs, nous n’avons pas besoin de marchands de bonheur qui promettent la lune et recherchent en urgence des sauveurs. A mon avis, il manque des scientifiques capables de voir et prévoir, de construire et de planifier afin d’apporter pragmatisme et réalisme à la marche des affaires.

Et si vous ne me croyez pas, je vous laisse le soin d’observer le déroulement de la vaccination Covid. L’écart entre les déclarations et la réalité de la logistique dit beaucoup de notre gouvernance.

© Pascal Rulfi, mars 2021.

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