Dans ce papier, je vous propose un sujet un peu farfelu puisque je vais vous parler de carrefour, pas l’enseigne d’hypermarché, mais celui que vous traversez à pied, à cheval ou en voiture.
Le carrefour est un lieu où se croisent plusieurs rues ou plusieurs routes, aménagé en vue d’éviter les risques de collision, et parfois d’améliorer le débit. Dans cette observation, je ne vais pas aborder les questions techniques du débit de transit et de modélisation du trafic en fonction de la charge.
Au passage, la modélisation des flux est une problématique que l’on trouve dans tous les réseaux : transports, données, hydrauliques, électriques avec des comportements différents en fonction de la nature du fluide. Passons.
Un récent voyage au Canada a suscité cette petite réflexion.
Les villes nord-américaines sont connues pour leurs structures très géométriques. Au croisement de deux rues, il est courant de placer un stop à toutes les branches de l’intersection.
La règle de passage veut que le premier arrivé bénéficie de la priorité, ce qui peut déstabiliser le non-initié qui se retrouve un peu perdu, figé comme le lapin pris dans les phares.
Dans nos contrées, pour réguler le trafic à un croisement, nous préférons souvent le feu tricolore ou à défaut, une hiérarchisation des routes.
Ainsi, la règle de passage est univoque. Elle devrait assurer une meilleure sécurité pour les usagers. Et pour éviter tout risque et tout quiproquo, les pouvoirs publics vont avoir tendance à multiplier les équipements de régulation.
A l’usage
Chez nous, la généralisation des feux tricolores engendre un comportement très tranché : j’ai le droit ou je n’ai pas le droit. Et si j’ai le droit, quelles que soient les circonstances, je fonce.
A l’excès, certains sont prêts à s’emplâtrer car ils ont raison ! Toutefois, comme ils ne veulent pas abimer leur précieuse carrosserie, ils freineront d’urgence dans un concert de klaxon enragé en marquant ostensiblement la faute de l’autre. De même, pour les cyclistes, souvent peu respectueux de la signalisation, ils provoquent l’ire des automobilistes de façon irraisonnée alors qu’ils s’en prennent aux plus fragiles des usagers de la route.
A l’inverse, au croisement « égalitaire » où tout le monde s’est arrêté au stop, il n’est pas toujours évident de statuer de façon univoque de qui est prioritaire. En particulier lorsque tous sont arrivés plus ou moins en même temps. Pourtant, je n’ai observé, ni comportements agressifs, ni accidents.
Les conducteurs s’observent et développent une forme de collaboration informelle. Celui qui pense être légitime à passer s’avance prudemment en observant les autres usagers. Les autres usagers ne bougent pas ou arrêtent leur tentative de démarrage. L’arbitrage est finalement assez fluide et ne crée pas de psychodrame.
Elucubrons
Commenter le comportement de l’usager au carrefour est un exercice peu sérieux qui n’a rien de scientifique. Cependant, par pure distraction, je me risque à une interprétation des fonctionnements sociaux entre les deux continents.
En Europe et en particulier en Suisse, je constate une forte implication des pouvoirs publics dans la régulation. Ainsi, l’installation d’équipements pléthoriques permet une mécanisation de l’application de la règle : soit c’est univoquement obligatoire, soit c’est interdit. Et gare à celui qui ne respecte pas le code, d’autres équipements sont là pour le surveiller et le dénoncer.
En Amérique du nord, les règles de circulation sont sensiblement les mêmes. Cependant l’application de la règle prend une autre forme car elle semble plus naturellement laissée à l’appréciation des usagers. Ces derniers arbitrent et appliquent la règle de telle sorte que tout le monde traverse le carrefour en sécurité. Pour les personnes qui découvrent, cela semble un peu inquiétant, voire dangereux. Pourtant, dans les faits, je n’ai observé, ni comportements agressifs, ni danger particulier.
Finalement
En Europe, l’Etat se comporte comme s’il endossait la responsabilité de la sécurité des usagers. Pour ne pas se trouver à défaut, et se voulant protecteur, il prend l’usager (de la route) par la main et le contraint dans un cadre de plus en plus aseptisé. Bien entendu pour son bien. Ainsi, l’Etat est le médium qui s’interpose dans les relations entre les usagers. La conséquence est une probable déresponsabilisation de l’usager puisque l’Etat y pourvoit.
De l’autre côté de l’Atlantique, c’est à la responsabilité individuelle que l’on fait appel. L’Etat n’intervient pas au moment de l’action puisqu’il ne considère pas être responsable dans l’arbitrage des priorités au carrefour. Ainsi, dans son intérêt, l’usager développe une forme de collaboration avec ses fugaces relations de croisement. Dans le dilemme qui lui est momentanément posé, l’usager est attentif, il lit l’intention des autres, il collabore informellement et finalement il prend la décision qui va dans son intérêt et qui est aussi celui des autres.
Cet exemple est tiré par les cheveux mais il tend à confirmer notre propension à adorer la force publique au détriment de la responsabilité individuelle.
On a coutume de dire : l’Amérique innove et l’Europe légifère. Innover demande un optimisme, une foi envers le progrès et une confiance en l’autre. Légiférer me semble être motivé par un sentiment de méfiance, de crainte et la nécessité de figer l’environnement.
Je vois dans ces carrefours une certaine similitude avec la gouvernance de nos sociétés respectives. Je ne porte pas de jugement, mais est-ce bien la gouvernance que nous souhaitons pour arbitrer nos relations et est-ce bien la mécanique la plus pertinente pour créer notre avenir ? Je vous laisse le soin d’y répondre.
© Pascal Rulfi, mars 2024.
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