Le métier d’ingénieur consiste à élaborer des solutions techniques à des problématiques de tous ordres, puis à mettre en œuvre le dispositif proposé.
Pour ce faire, l’ingénieur doit avoir une certaine créativité, un solide bagage technique et une vaste expérience de réalisation. Je note au passage que la créativité n’est pas la première qualité que l’on reconnait aux ingénieurs, elle est pourtant indispensable.
La majorité des métiers visent à réaliser une action avec compétence afin de la reproduire avec efficacité. L’activité de l’ingénieur se distingue par le fait qu’il élabore de nouveaux projets à chaque mission, du moins, il le devrait, si le marché ne le gaspillait pas à réaliser des tâches répétitives.
Cette diversité des réalisations fait toute la beauté du métier de l’ingénieur.
Ainsi, Isambard Kingdom Brunel, ingénieur britannique du XIXème siècle a créé de nombreux ponts, une ligne de chemin de fer, le tunnel sous la Tamise, le premier navire à coque de fer mû par une hélice. Autant de réalisations qui ne sont pas liées entre elles et qui ont exigé imagination, courage et ingéniosité.
En France, l’ingénieur Alexandre Gustave Bönickhausen, grand innovateur, aura créé des ponts et des viaducs spectaculaires, la structure de la Statue de la Liberté, des gares, des phares, une célèbre tour à Paris. Il aura été impliqué dans la construction des écluses du canal de Panama et bien d’autres projets.
Précisions que le nom complet était « Bönickhausen dit Eiffel », car Eiffel sonnait moins germanique.
Voilà deux ingénieurs qui démontrent que le métier n’est pas cantonné à la reproduction d’un même type de projet ad vitam æternam, ce qui est singulier, souvent mal compris et mal utilisé.
Projet
Ce petit préambule me permet de vous parler de projet.
Un projet est « un ensemble finalisé d’activités et d’actions entreprises par une équipe dans le but de répondre à un besoin défini par un contrat dans des délais fixés et dans la limite d’une enveloppe budgétaire allouée. »
Le projet se distingue du processus par le fait que le projet n’est pas destiné à être répété, contrairement au processus qui répond à la nécessité de gérer un flux reproductible.
Le projet est donc soumis à des aléas de prévisibilité et à un environnement incertain du fait d’un manque d’expérience et de recul.
Lorsqu’on aborde un projet, il convient d’examiner les contraintes de ce dernier par l’utilisation du triangle d’or (qui ne parle pas d’opium), que tous les ingénieurs connaissent.
Le triangle d’or ou triangle QCB considère les trois variables essentielles du succès ou de l’échec d’un projet. Chaque angle représente une contrainte en termes de qualité, de coût et de délai.
La contrainte de qualité porte sur le délivrable et l’atteinte des caractéristiques souhaitées. La contrainte de coût concerne les ressources matérielles ou humaines à mobiliser pour réaliser le projet. La contrainte de délai est la composante temporelle du projet, pour toutes ses étapes.
On comprend rapidement que le succès du projet tient à l’équilibre entre ces trois contraintes. Lorsqu’un des paramètres est modifié, il s’agit de retrouver un équilibre en réévaluant toutes les contraintes du triangle. Par exemple, si le budget a été mal estimé (contrainte de coût), il faut, soit accepter des concessions sur la qualité du produit, soit accepter plus de temps pour réaliser le projet et/ou accepter une rallonge budgétaire.
Il y a une relation directe entre la qualité et les coûts/délais. Si les exigences de qualité sont amenées à évoluer, les deux autres critères augmentent aussi en conséquence. Il est impossible d’agir sur la qualité sans faire de même sur les coûts et les délais.
Bien entendu, le modèle est une simplification, car on considère une linéarité entre les contraintes (l’ajustement d’une contrainte agit proportionnellement sur les autres contraintes). Cette hypothèse est optimiste, car ajouter des ressources à un projet n’influence pas proportionnellement la qualité ou les délais de ce dernier.
En ingénierie informatique, de nombreux projets ont démontré l’aspect mortifère de ce type d’approche simplificatrice. Ce constat est énoncé dans la « loi de Brooks » et a été formalisé dans l’ouvrage « The Mythical Man-Month » en 1975 sur la base des observations faites lors du développement mouvementé de l’OS/360 d’IBM.
Par conséquent, on retiendra du triangle d’or la construction d’un réflexe visant à chercher un équilibre des contraintes, notamment afin de contenir la pression du client qui en veut naturellement plus pour son argent.
Triangle d’or et stratégie
Le triangle d’or étant présenté, je propose une extension interprétative de ces contraintes coût-qualité-délai à un modèle étendu au management de l’entreprise. Ainsi :
- Les coûts sont relatifs à l’optimisation des ressources financières et humaines.
- La qualité est relative aux critères de durabilité, de qualité perçue et de risque.
- Les délais sont relatifs aux aspects liés au temps, ce que je traduis par le rendement et la productivité. Par souci de clarté, je renomme le critère « délais » par « productivité ».
J’identifie différents profils métiers qui sont les acteurs de l’organisation.
- Les comptables, les financiers et les actionnaires sont les acteurs qui président aux forces de la finance. La finance est une complexité unidimensionnelle, car elle ne traite que d’une unité.
- Le contrôle de conformité, le contrôle du risque, le contrôle légal sont des profils d’obédience juridique qui reposent sur les normes, les lois, les règlements et les directives. Le juridique tente de formaliser les règles, les techniques et les comportements afin de définir un référentiel uniforme.
- Les concepteurs, les réalisateurs, les innovateurs, les organisateurs, soit tous ceux qui produisent des produits et des services sont les opérationnels. On y trouve des ingénieurs, des architectes, des spécialistes métiers, des directions opérationnelles. Les complexités et les responsabilités sont multidimensionnelles et instables.
Pour chacune des contraintes du triangle, et de façon simplifiée, j’associe les profils métiers.
- Coûts -> financiers
- Qualité -> juristes et opérationnels
- Productivité -> opérationnels
Sous l’angle des responsabilités, le triangle donne les forces en présence et se présente ainsi.
Comme pour un projet, le management d’une organisation doit rechercher l’équilibre des forces opposées entre les trois pôles de pouvoir que sont la finance, la qualité et la productivité.
Nous représentons le triangle sous une forme de radar où chaque axe est étalonné de 0 à 10.
Nous décidons arbitrairement que les contraintes sont correctement dimensionnées lorsque chaque axe obtient 6 points sur 10. Le total des points est donc de 3 x 6 soit 18 points et reste constant.
En outre, un équilibre s’établit lorsque toutes les forces sont équivalentes. Une prééminence d’une force impacte nécessairement les autres forces.
Exemple d’application du modèle
Premier cas : Boeing
Boeing a été confronté à des problèmes de conception majeurs avec son avion, le 737 MAX. Les deux crashs consécutifs de ces avions battant-neufs ont provoqué la mort de 346 personnes. Devant ce désastre, les autorités ont décidé de clouer au sol la totalité de ce type d’appareils pendant deux ans.
Le cas a été abondamment commenté par la presse et le milieu de l’aéronautique.
Boeing, entreprise d’ingénieur réputée pour la rigueur de ses conceptions et de son attention portée à la sécurité, faisait la fierté de ses employés qui affirmaient « If It’s Not Boeing I’m Not Going ».
Malheureusement, par le jeu du rachat de McDonnell Douglas, la culture d’entreprise a dérivé vers une gouvernance qui a très largement privilégié le profit pour servir l’actionnaire. En 1993, l’action tournait autour des 30 dollars lors de la reprise de l’avionneur McDonnell Douglas pour grimper jusqu’à 434 dollars avant les crashs de 2019. Avec un succès aussi insolent, l’actionnaire s’est goinfré dans la joie et l’allégresse sans trop se poser de questions.
Dans notre modèle, on constate que la finance a résolument pris le dessus. De plus, la FAA (Federal Aviation Administration) a délégué le contrôle qualité à… Boeing (!). Les alarmes constantes levées par les ingénieurs de la firme (les opérationnels) ont été proprement ignorées par la direction dont la gouvernance était fortement orientée finance.
Dans le cas de Boeing, notre modèle prend la forme suivante :
On constate un profil de gouvernance fortement déséquilibré, ce qui a mené Boeing à la catastrophe.
Deuxième cas : Renault
Renault est un constructeur automobile bien connu en Europe. Il ne s’agit pas de passer en revue l’histoire mouvementée de ce constructeur emblématique, mais d’aborder les 20 dernières années de gouvernance sous la présidence de son directeur général Carlos Ghosn.
Le marché automobile est ultra compétitif et mature. La productivité est l’indicateur clé de ce secteur. Les leviers de la productivité sont : l’innovation technique par la plus grande robotisation possible, de la conception à l’assemblage ainsi que la concentration des acteurs en espérant des gains sur la quantité.
En 2005, le directoire de Renault nomme Carlos Ghosn, avec pour objectif l’amélioration de la rentabilité de la firme. Monsieur Ghosn avait fait ses preuves chez Renault depuis 1990 où il avait acquis la réputation d’être un redoutable « cost killer », efficace et sans états d’âme.
Les faits d’armes sous cette direction ont été le rapprochement et la tentative de fusion avec Nissan alors en difficulté, ainsi que la mise en orbite de la marque roumaine Dacia.
La gouvernance sous la férule de Monsieur Ghosn a été la productivité. Dans cet environnement extrêmement compétitif, il s’agit plus d’un combat pour la survie que d’une stratégie uniquement dictée par le profit.
Ainsi, pour Renault, notre modèle prend la forme suivante :
On remarque un profil déséquilibré. La qualité et la durabilité des produits de Renault ne font pas référence, en particulier avec des problèmes à répétition sur certains moteurs. De plus, les succès ont été enregistrés avec la marque low-cost du groupe qui, non seulement n’est pas génératrice de marges élevées, mais en plus, tire l’image du constructeur vers le bas. En effet, à qualité égale, pourquoi payer le prix d’une Renault alors que Dacia fait l’affaire.
En clair, dans la durée, il y a une perte de valeur des actifs globaux de ce constructeur.
Troisième cas : les collectivités publiques
Les collectivités publiques ont un fonctionnement particulier. Elles ne sont soumises à aucune concurrence, mais doivent assurer un service pérenne. Elles sont gouvernées par des lois et des règlements établis dans un consensus qui débouche sur le plus petit dénominateur commun. Le fonctionnement est intrinsèquement bureaucratique.
En matière de productivité, il y a peu ou pas de contraintes objectivées. Du point de vue des coûts, les ressources sont souvent attribuées en décalage avec les revenus, ce qui peut mener aux endettements importants que l’on constate dans de nombreux États. Enfin, la qualité perçue du service n’est pas un discriminant puisque l’usager n’a pas le choix.
Pour les collectivités publiques, le modèle prend la forme suivante :
Il y a un déséquilibre provoqué par la prééminence de la minimisation du risque qui est devenu le critère dominant de la stratégie ou plutôt de son absence. Ce qui peut faire dire à certain que les collectivités n’ont pas pour priorité de servir, mais de pérenniser leur activité, voire leur propre existence.
En réaction, le législateur impose toutes sortes de contrôles avec l’espérance d’améliorer la productivité et maitriser les coûts. En réalité, ce levier ne débouche que sur du contrôle de conformité, porté par des profils à tendance juridique qui n’auront pas l’effet escompté.
Conclusions
Le modèle est sommaire et n’a pas valeur scientifique. Toutefois, il met en exergue la nécessité de trouver le juste équilibre dans la gouvernance d’une organisation.
Il consacre la nécessité d’avoir une vue systémique sur l’organisation. Il oblige de se poser les bonnes questions sur l’impact d’une stratégie sur tous les aspects de l’organisation.
Paradoxalement, un cost killer sans cautèle peut provoquer de la perte de valeur. Un financier sans garde-fou peut provoquer des désastres et la mort.
Trouver un équilibre est un exercice complexe qui n’a malheureusement pas de recette universelle. Toutefois, ce petit exercice montre la nécessité d’établir une stratégie avec lucidité, afin qu’elle soit équilibrée et conforme aux valeurs et aux objectifs de l’organisation, car tout décalage se paie généralement au prix fort.
J’enfonce des portes ouvertes en affirmant l’importance de savoir où l’on est et où l’on veut aller, comme l’a affirmé Sénèque il y a 2000 ans, « il n’y a pas de bon vent pour celui qui ne sait pas où il va ».
© Pascal Rulfi, août 2024.
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