Culture numérique, un impact pour les organisations

Voilà près de 40 ans que j’entends dire que l’informatique est un métier d’avenir, pourtant, malgré cette antienne abondamment rabâchée, je constate dans les faits que l’informatique n’a pas vraiment percolé dans les organisations autrement que par l’adoption de solutions tierces. L’Europe est totalement distancée en matière numérique et nous ne pouvons pas dire que nous avons été pris par surprise.

Par ailleurs, nos décideurs, tant économiques que politiques, ont consacré de nombreux voyages d’étude en Californie pour tenter de comprendre l’esprit du numérique, ils en sont revenus avec la conclusion que la clé du succès était le financement par le truchement du capital risque.
Donc, la solution pour rattraper notre retard serait de mettre en place des sources de capitaux et de disposer de beaucoup d’informaticiens. À charge des écoles de former toutes les ressources nécessaires à forger l’avenir du numérique.
Ô surprise, 30 ans de ce régime n’a pas comblé notre retard, pour le moins.

Si les solutions proposées par les instances qui gouvernent n’ont pas fonctionné, c’est que leurs conclusions étaient manifestement fausses, car ils ont probablement négligé des aspects importants dans la lecture de ce qu’est le numérique.
Je vous propose ici mon interprétation de ce qu’implique le numérique dans les organisations. Pour cela, il faut identifier ce qui est nouveau, voire disruptif dans l’approche de cette matière.

L’industrie

L’Europe et plus particulièrement la Suisse ont brillé durant le XXe siècle dans les secteurs tels que la mécanique, l’électromécanique, la micromécanique ou la chimie. Ces compétences déclinées en activité ont forgé notre prospérité, elles ont pris la forme d’industries de l’automobile, de l’horlogerie, des télécommunications, de la distribution d’énergie, des locomotives, des machines ou des médicaments.

Qu’est-ce qui caractérise ces industries ? Je retiens la masse et la durée.

Dans le secteur automobile, même si on a l’illusion de la nouveauté permanente, la durée moyenne de commercialisation d’un modèle est de 7 à 10 ans, alors qu’un moteur est produit pendant 20 à plus de 40 ans.

Chez les horlogers, rares sont ceux qui produisent des mouvements « manufacture ». Dans sa grande majorité, une montre embarque un mouvement mécanique, bien que régulièrement amélioré, dont l’origine remonte le plus souvent à plus d’un demi-siècle (ETA 2824, Valjoux 7750, Lémania, El Primero…).

La durée de vie d’une turbine, d’un moteur électrique ou d’une locomotive dépasse les 50 ans et peut aller au siècle. De même, le brevet de l’aspirine a été déposé il y a plus de 120 ans, le principe de l’antibiotique a 80 ans.
On l’a compris, même si nous avons l’illusion d’innovations permanentes, la réalité industrielle s’inscrit dans le temps long.

Sur un marché dans lequel règne la concurrence, la production d’objets doit se faire en grande quantité et de manière la plus efficiente possible.
La production industrielle est fortement capitalistique, les mauvaises décisions peuvent être fatales. Par conséquent, les évolutions doivent être maitrisées, voire contenues. L’outil de production, qui comprend les RH, doit évoluer de façon la plus stable possible. L’instabilité, notamment sociale, est un poison.

Ces contraintes entrainent les industriels à chercher l’optimisation et la stabilité. La mise en musique organisationnelle de telles contraintes implique une structure hiérarchique rigide.

Dans ces environnements, la chaine de commandement est d’origine militaire. Ils emploient une masse d’ouvriers, les soldats, aux ordres d’une structure de chefs, les officiers, au service de l’optimisation d’une production standardisée, efficace et relativement prévisible dans le temps, le champ de bataille.

Les initiatives personnelles ou les perturbations dans l’organisation sont intimement perçues comme des sources de danger. Dès lors, la structure d’encadrement a pour mission de faire respecter l’ordre et la stabilité.
Nous pouvons intuitivement déduire que ce type d’organisation n’est pas optimal pour faire émerger des idées et promouvoir l’innovation.

Le numérique

L’outil numérique est issu de la programmation de logiciels, il produit de la fonctionnalité de façon totalement plastique et se diffuse en un clin d’œil au travers des réseaux.

La durée de vie d’un produit, d’une version, s’inscrit dans le très court terme, les fonctionnalités peuvent émerger tout aussi rapidement. Par exemple, votre téléphone mobile reçoit des mises à jour tout au long de l’année sans nécessiter un changement de matériel. Ces mises à jour peuvent concerner des correctifs, mais également des ajouts de fonctionnalités.

La masse est atteinte de manière simplifiée, avec un effort commercial et logistique limité.
Le secteur automobile illustre le changement de paradigme. Les véhicules des constructeurs traditionnels ont un périmètre fonctionnel constant durant toute la durée de vie d’une voiture, et lorsqu’il y a un peu d’électronique, les éventuelles mises à jour demandent un passage payant au garage, y compris pour la cartographie d’un GPS.
Au contraire, un constructeur nativement numérique fait évoluer ses voitures à distance, tant pour de nouvelles fonctionnalités que pour des évolutions des logiciels embarqués, et ce, de façon entièrement dynamique (on aura compris que je parle de la très disruptive Tesla).

N’importe quel ordinateur d’une famille compatible accepte des logiciels aux fonctionnalités illimitées. Ainsi un smartphone est capable de téléphoner, d’échanger des messages, d’offrir un support cartographique en temps réel, de commander un billet d’avion, de visionner des vidéos, d’écouter de l’audio, d’effectuer des traductions et toutes autres choses dont vous pouvez personnellement avoir besoin.
S’il y a une limite, c’est celle du besoin et de l’imagination.

Cette diversité est inscrite dans l’immédiateté et nécessite des structures organisationnelles repensées. Pour reprendre la comparaison militaire, nous sommes plus proches d’une guérilla que d’une armée régulière.

L’intelligence, la rapidité et l’initiative personnelle deviennent les qualités prépondérantes des acteurs du numérique et l’organisation du groupe doit être adaptée à cette population.
Bien évidemment, la hiérarchie et les chaines de commandement unidirectionnelles sont totalement obsolètes et inadaptées.

Ainsi, la complexité organisationnelle consiste à trouver un équilibre entre une grande liberté d’action et une certaine canalisation des énergies. Éviter une trop grande dispersion, mais ne pas louper une opportunité. Le tout dans un contexte extrêmement instable.
Et ce n’est pas par l’introduction de quelques gadgets du management tels que le bonheur ordonné, la bienveillance affirmée et un babyfoot que l’ont reproduit les conditions cadres nécessaires à faire émerger l’esprit numérique, que d’aucuns qualifient de startup nation.

De plus, il faut gérer l’évolution, gérer les compétences et les savoirs, composer avec le renouvellement du personnel, sans parler des choix technologiques et stratégiques dans un environnement intrinsèquement instable. À ma connaissance, aucune activité humaine n’a connu un état de turbulence et d’incertitude permanente de cette ampleur.

Un glissement inéluctable

La mauvaise nouvelle est que personne n’échappe au numérique. Pire, s’insinue dans tous les domaines et remodèle les activités économiques. Le danger est que l’anticipation d’un nouvel entrant devient difficile, car il est imprévisible. L’exemple de l’entreprise UBER (à origine du néologisme d’uberisation) l’a démontré : dans le cas des taxis, les compagnies établies ont été ébranlées par un acteur venu de nulle part qui coordonne des services de taxi de façon entièrement virtuelle.

Fort de cet avertissement, les acteurs établis ne peuvent plus reposer sur leurs acquis et leur éventuelle domination. Non seulement les changements sont drastiques, mais la rapidité avec laquelle ils interviennent peut être brutale.

Quelques conseils

Il n’y a bien entendu pas d’organisation universelle qui permette d’aborder efficacement le numérique.
Toutefois, sur la base de mes observations de terrain, laissez-moi vous exposer ce qui, de mon point de vue, ne fonctionne pas et en regard, j’esquisse des pistes de remédiation.

1) La gouvernance
Depuis 40 ans, l’informatique est abordée comme un service parmi d’autres. Les investissements sont traités comme n’importe quel bien de production. Ces achats passent devant un conseil d’administration qui, le plus souvent, est peu outillé pour challenger ce type de dépense.

Ce flottement décisionnel peut se retrouver dans les directions générales qui, assez logiquement, sont des spécialistes de leur propre domaine et rarement du numérique.

Première recommandation, disposer dans les équipes dirigeantes, les compétences ou à défaut, une sensibilité dans le numérique.
Ces compétences devront être disponibles au niveau du conseil d’administration. De plus, on veillera à disposer de ce type de connaissances dans les instances exécutives de l’organisation.
Notons que cette recommandation se retrouve de plus en plus mentionnée dans les référentiels de bonnes pratiques de la gouvernance des technologies.

Deuxième recommandation, mettre à profit les compétences dans le numérique pour décliner une stratégie profitable pour l’entreprise. Le numérique apporte une amélioration des flux et de la relation client ainsi qu’une optimisation des coûts de production, de ces avantages, la stratégie sera déclinée en objectifs réalistes et mesurables.

2) Le service informatique
Une constante des services informatiques est un repli sur soi vis-à-vis de l’organisation qu’ils sont censés servir. J’observe une tendance marquée à créer une tour d’ivoire qui communique mal avec l’extérieur. L’attraction naturelle des organisations vers un fonctionnement de type bureaucratique va avoir pour effet un repli dans la technique et l’usage d’un jargon abscons qui n’aide pas au partage.
De façon mécanique, le service informatique s’isole des réalités opérationnelles de l’organisation.

À son corps défendant, le service informatique doit se préserver des sollicitations incessantes et peu pertinentes des usagers et de leur méconnaissance du sujet.

Enfin, j’observe une tendance à l’obésité avec des services qui enflent sous l’inflation des requêtes de toutes sortes. L’effet est un accroissement des ressources sans que les besoins soient réellement objectivés autrement que par une croissance de la charge de travail.

Troisième recommandation, les membres du service informatique seront non seulement confrontés au terrain, mais ne resteront pas attachés à un service/département leur vie durant. Par cette circulation, ce qu’ils perdront en spécialisation sera largement compensé par le partage des pratiques, ce qui devrait limiter les effets de conformisme.

Quatrième recommandation, segmenter le rôle technique du rôle de l’innovation numérique et organisationnelle. Ce dernier sera guidé par la stratégie d’entreprise qui aura fixé les objectifs en la matière. De plus, un groupe d’innovation numérique ne sera pas composé que de gens d’obédience informatique. La pertinence du mix sera la clé de la réussite.

3) Les « informaticiens »
Le numérique est probablement le seul secteur dont la profession n’est pas structurée. Tout le monde est « ingénieur informaticien », quelles que soient les compétences et les tâches accomplies.
Pour la comparaison, dans la construction, cela correspondrait à qualifier de « bâtisseur » tous ceux qui interviennent dans la construction d’un bâtiment. Cela nous semble ridicule, car nous savons que l’architecte n’a pas le même métier que le maçon et que le plombier n’a pas les compétences du terrassier.

Pourtant, en informatique, les acteurs sont regroupés dans un lot indistinct avec quelques spécialités (télécommunication, développeur, système). Dans l’esprit des instances dirigeantes, tout ce qui touche aux « ordinateurs » est de l’informatique, transition numérique comprise.
J’ai ainsi vu des ingénieurs de valeur cantonné à des tâches d’exploitation et qui ont gâché leur potentiel.

Dans la confusion des rôles, mobiliser une armada d’informaticiens n’a aucune chance d’accoucher d’une quelconque création de valeur au travers du numérique.

Cinquième recommandation, il faut clairement structurer les métiers et ce qui est attendu de chacun d’eux. Avoir une vision claire des rôles et en particulier ceux liés à la « transition numérique » permettra d’exploiter au mieux les ressources de l’entreprise.

Conclusions

Je n’ai pas vraiment de conclusion à proposer. Rien de définitif, rien de figé, tant il est vrai que dans le monde du numérique, aucune certitude n’est de mise, tout est à construire.
Tout au plus, on veillera à observer l’environnement de façon obsessionnelle et on utilisera les forces là où elles sont les meilleures.
Je trouve que c’est plutôt une bonne nouvelle, car les cartes sont rebattues et laissent la place aux acteurs les plus agiles et les plus malins. Du moins, je l’espère.

© Pascal Rulfi, novembre 2024.

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