J’ai le sentiment que notre société est gangrénée par les règles et les contrôles qui constipent toute construction du futur.
Je ressens notre situation collective comme embarquée dans une impasse, signe d’un déclin qui n’est pas très encourageant. La coupable de notre inefficacité chronique est toute trouvée : la bureaucratie galopante dont les métastases progressent dans toutes les organisations.
Mais quels sont les facteurs clés qui expliquent cette dérive ? Je vais tenter de comprendre les grandes lignes qui ont conduit nos sociétés vers certains types d’organisation. Et me demander si l’enfermement dans une impasse est inéluctable.
Artisanat
L’artisan est aussi vieux que l’humanité. Dès la préhistoire, il confectionne des poteries et des outils en pierres. Toutefois, c’est au Moyen Âge que l’artisan prospère dans les villes. Les métiers se spécialisent et les corporations émergent. C’est ainsi que l’époque moderne (de fin 1400 à fin 1700) voit le développement des métiers plus techniques tels que l’imprimerie et l’horlogerie.
Grâce à son savoir-faire, l’artisan fabrique des produits ou met en œuvre des services particuliers qu’il produit à l’unité, souvent de bout en bout. Les clients reconnaissent les qualités des artisans, car tous ne sont pas égaux en compétences et en savoir-faire.
L’essor des villes et la croissance démographique ont largement contribué à la prospérité des artisans. La concurrence entre les mêmes corps de métier a entraîné une évolution par l’innovation.
Industrie
Le XIXe siècle sera celui de l’industrialisation. Les découvertes scientifiques du siècle des lumières ont été converties en technologies appliquées, ce qui va permettre un ensemble de transformations économiques, sociales et territoriales.
Le moteur de l’industrialisation est la capacité de transformer l’énergie en force mécanique. Ainsi, l’artisan est supplanté par une usine mécanisée. D’artisanale, la production devient industrielle et à grande échelle.
La zone de chalandise n’est plus le village, mais le pays, voire le monde. La diffusion est favorisée par l’essor des transports sûrs, rapides et bons marchés.
Les progrès dans les communications vont accélérer les échanges et les idées à une vitesse jamais observée dans l’histoire de l’humanité.
Les progrès en agronomie et en médecine vont contribuer à une explosion démographique qui va engendrer une forte croissance économique.
Les progrès technologiques appelant d’autres progrès technologiques, c’est une forme d’emballement que l’humanité observera sans toujours comprendre les conséquences de cette évolution, ce qui ne manquera pas de provoquer un certain nombre de remous.
Processus industriels
Dans un monde de concurrence quasi parfaite, il faut trouver des avantages compétitifs pour se démarquer. Un des leviers est le prix, un autre levier est l’innovation.
À marchandise comparable, baisser le prix de vente nécessite de baisser les coûts de production. Pour cela, il faut trouver des méthodes qui permettent des économies. Parmi celles-ci, nous trouvons : la standardisation, l’optimisation, la simplification, la quantité produite et l’automatisation des processus de production.
La standardisation et l’optimisation passent par la création de processus industriels reproductibles et, si possible, automatisables. L’automatisation de la production, notamment par des robots, a poussé encore plus loin l’efficience dans la fabrication des biens de consommation. Ainsi, les coûts ont été comprimés tout en augmentant la qualité des produits par la diminution des erreurs d’origine humaine.
Les ingénieurs sont la cheville ouvrière de ces avancées industrielles. Pour maintenir une avance, il leur a fallu normaliser, définir des processus de production, améliorer et innover sans cesse.
Toutefois, je relève que l’emballement de la standardisation nuit à la créativité et à l’innovation.
Par exemple, dans la construction automobile, un quart des ingénieurs serait affecté à des tâches liées au respect des normes et non plus d’améliorer les produits.
Comme toujours, il s’agit d’un arbitrage qui nécessite une pesée des intérêts en fonction d’objectifs clairs et précis. Encore faut-il connaître les objectifs…
La dérive bureaucratique
Nous avons vu que la standardisation et la normalisation prenaient tout leur sens dans la production industrialisée de biens. Cependant, force est de constater que la tendance à la normalisation s’est diffusée à des pans entiers de la société avec plus ou moins de pertinence.
Diverses causes induisent un surinvestissement dans la normalisation. À mon sens, les leviers qui ont poussé dans cette direction sont :
- La peur.
Le changement est par nature anxiogène. Si protéger la population est louable, encadrer toutes ses activités est mortifère. Ainsi, la régulation est une méthode pour étouffer tout changement au prétexte de limiter tous les dangers perçus ou réels.
Par exemple, les récents services d’intelligence artificielle sont issus d’une innovation qui offre des opportunités, mais qui présente aussi des risques. Je constate que la majorité des médias traitent ce sujet sous l’angle du risque, jamais des opportunités. L’IA sera probablement aussi disruptive que fut la machine à vapeur en son temps, qui, avec ou sans nous, a changé le monde.
Pourtant, les politiciens européens ne parlent que de réguler, sur la base des inquiétudes qui auront été abondamment diffusées. La peur est un instrument pour gouverner les masses, il nous appartient de rester attentifs à l’usage qui en est fait.
- La décharge des responsabilités.
Pour se décharger des responsabilités, une façon de procéder est de réguler et de fixer les processus. Ainsi, on diminue grandement l’inconnu et le risque de se tromper. En fixant un cadre précis à nos actions, nous fournissons une méthode censée limiter les divergences, quitte à empiéter sur la liberté de chacun et éradiquer toute tentative d’amélioration.
La signalisation routière illustre le propos. En France, j’observe à l’approche d’une courbe sur les routes nationales des limitations de vitesse « pour la sécurité des usagers ». Si 60 km/h est une vitesse parfaitement raisonnable, il n’est pas rare de voir affiché un peu crédible 30 km/h.
En Angleterre, l’approche est plus sobre, car la signalisation indique : virage, ralentissez.
Je me suis interrogé sur les causes de ces approches totalement différentes et j’arrive à cette conclusion : en Grande-Bretagne, pays libéral, il appartient à chacun de prendre la responsabilité de ses actes, donc d’apprécier la juste vitesse dans une condition donnée. Alors qu’en France, l’État tout-puissant endosse cette responsabilité et donc augmente sa marge de sécurité qui perd au passage toute crédibilité.
Voilà un autre exemple, complètement contre-intuitif : à Philadelphie, la suppression des feux de circulation a permis une réduction des accidents de 25 %.
À mon avis, l’explication est le transfert de responsabilité de l’État vers l’individu.
- Un surinvestissement dans la technocratie.
La peur ainsi que la décharge des responsabilités induisent naturellement une volonté de se protéger contre tout et n’importe quoi. Ainsi, un empilement de normes, de lois et de règlements nous donne l’illusion de nous protéger contre les aléas et les turpitudes de la vie.
Les technocrates employés à normaliser, à légiférer et bien sûr à contrôler n’ont jamais de limites à leur activité. Les premières mesures ont certainement pris tout leur sens et offraient une valeur ajoutée à la collectivité. Cependant, dans la durée, leur action se perd dans des détails sans objets. Les exemples ne manquent pas.
Par exemple, le contrôle technique des véhicules a été instauré à une époque où certaines autos pouvaient souffrir de corrosion perforante au bout de seulement trois ans. En clair, on pouvait voir la route au travers du plancher, rendant la voiture dangereuse pour tous les usagers de la route.
Le contrôle technique fréquent se justifiait à l’époque. Pourtant, depuis, la rouille et les fragilités endémiques ont disparu, mais la fréquence des contrôles est restée. Dès lors, les contrôleurs s’acharnent sur des détails peu pertinents, c’est ainsi que je me suis trouvé avec un retour partiel au contrôle technique, car il manquait un cadre en plastique autour de la plaque d’immatriculation du scooter, au prétexte que la plaque pouvait blesser quelqu’un (!).
Un autre exemple est celui des banques dont les services de compliance deviennent de plus en plus envahissants, jusqu’à empêcher de faire des affaires. Les règlements se durcissent en prétendant renforcer la solidité du secteur bancaire et à harmoniser les pratiques de gestion des risques à l’échelle mondiale (cf. accords de Bâle). Et pourtant, tous ces contrôles n’ont pas empêché la banque Crédit Suisse de faire faillite.
- La prééminence de l’État.
La bureaucratie désigne une gouvernance dont l’action est encadrée par le droit. Le fonctionnement de l’État est bureaucratique par nature.
De façon un peu caricaturale, il y a ce qui est obligatoire et ce qui est interdit. Et pour s’assurer du fonctionnement opérationnel, le droit et les procédures s’assurent que rien ne sort du cadre.
Le sens ou l’obtention de résultats ne sont pas nécessairement les premières préoccupations des bureaucrates. Au contraire, ils ont tendance à ménager leur confort au détriment de la qualité du service.
Un de mes récents billets relevait que malgré les 1’938 périodes d’enseignement de l’allemand suivies par les collégiens durant leur scolarité, peu étaient capables de s’exprimer de manière fluide dans cette langue. Les méthodes d’enseignement sont imposées malgré un résultat bien modeste. Cependant, personne ne semble mettre en cause les méthodes d’apprentissage.
De même, les sempiternels et inutiles formulaires nécessaires à obtenir un service dans les administrations ont fait le miel des caricaturistes. Cette tare, traditionnellement attribuée aux services publics, a tendance à se diffuser dans toutes les activités de la société. Ouvrir un compte, obtenir une garantie, tout est bon pour appesantir l’obtention d’une prestation. Cela avec la conviction d’être plus efficace et plus efficient !

À l’inverse, il est triste de constater que les technologies et les changements sociétaux font des bonds extraordinaires pendant les périodes de conflit. Le facteur clé est l’urgence d’obtenir des résultats concrets. Les interminables chaines de commandement et les pesantes bureaucraties sont écartées au profit de l’efficacité et de l’efficience. Malheureusement, la guerre révèle l’intelligence, qu’elle soit collective ou individuelle.
Alarme
La standardisation et la normalisation sont les inclinations naturelles d’une bureaucratie laissée sans contre-pouvoir. Si ces objectifs prennent tout leur sens dans une perspective d’industrialisation, ils me paraissent plus dangereux quand ils s’attaquent à la normalisation de la société.
La réglementation vise à protéger chacun contre les abus, toutefois une société sur-réglementée peut très rapidement virer au cauchemar bureaucratique, voire à une certaine forme de totalitarisme.
Dans une perspective d’égalité, il y a la volonté de niveler les hommes, par exemple en termes de richesse. L’intention est louable, mais je peux y voir une dogmatique et dangereuse négation de la différence.
Cette tendance n’est pas une vue de l’esprit. En France, le Code du travail serait plus épais qu’A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust. Le Code monétaire et financier a grossi de 12,8 % entre 2003 et 2013, celui de l’éducation de 6,3 %.
Les États-Unis ne sont pas épargnés puisque chaque année, 3’000 nouvelles règles sont enregistrées dans le « Federal Register », office qui publie le Code des règlements fédéraux.

Bien entendu, cette inflation de règles a toujours pour prétexte à agir pour le bien de tous. L’enfer est pavé de bonnes intentions. Posons-nous la question de l’avenir d’un monde standardisé et normé qui fut, dans son intention, celui des démocraties populaires de sinistre mémoire.
Conclusion
Lorsque l’établissement de normes devient une activité qui ne se justifie que pour elle-même, c’est-à-dire quand la normalisation perd de vue la proportionnalité de l’effort et des bénéfices attendus, nous entrons dans le règne de la bureaucratie stérile qui pénalise tout le monde.
Nous ne régulons plus la sécurité, mais les responsabilités. Nous ne régulons plus le risque, mais la peur.
Nous somnolons dans une paresse intellectuelle, considérant que tout va pour le mieux et pour longtemps.
Les récents événements, qu’ils soient à l’est ou à l’ouest, nous rappellent à quel point la prééminence du droit est une illusion fragile. Ajoutons à cela une pointe d’arrogance et nous avons le cocktail d’une civilisation en perte de vitesse, la nôtre.
Je peux y voir l’affaiblissement de l’esprit des lumières. De la curiosité, de l’inventivité, de l’envie d’entreprendre, nous basculons dans une somnolence collective de rentier. Les pouvoirs publics, distributeurs de mannes de toutes sortes, ne manquent pas d’affirmer qu’ils peuvent tout pour asseoir leur pouvoir en créant une relation de dépendance. Malheureusement, les comptes des nations sont sans appel. Quelles que soient les pirouettes et les manipulations comptables des États, ils semblent arriver à leur propre limite.
Sans compter avec les probables défaillances de banques considérées comme systémiques qui, malgré toutes les règles ne manqueront pas de nous plonger dans la sidération et dans le chaos.
Il me parait nécessaire de reprendre nos responsabilités et de dessiner le monde tel que nous le souhaitons. Car à observer la récente balade de nos Conseillers fédéraux à Washington, tout porte à croire que le réveil est brutal. Et ce ne pourrait être que le début.
© Pascal Rulfi, août 2025.
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